Comment gérer les crises sanitaires au sein des Ressources Humaines ?

 

Crises sanitaires, quels leviers de flexibilité pour les entreprises ?

 

  • Les implications du principe de précaution au sens de la gestion des ressources humaines et les mutations des méthodes de travail 
  • La redéfinition du plan de gestion de l’emploi et des compétences
  • L’évolution des principes légaux régissant la gestion des employés considérés « à risque »

 

Crises sanitaires dans les Ressources Humaines : quels leviers de flexibilité pour les entreprises ?

Les fonctions liées aux Ressources Humaines, dans une ère subséquente aux transformations radicales du XXème siècle, en particulier la démocratisation de la mobilité internationale des biens, services et personnes, ont non seulement pris une dimension prépondérante face aux mutations diverses telles que la digitalisation des fonctions, mais doivent aussi faire face à l’apparition de nouvelles menaces, épidémiologiques notamment. La récente épidémie du nouveau coronavirus chinois (COVID-19), en dépit d’un taux de contagiosité et d’un taux de létalité relativement faible comparé à certaines pathologies virales moins couvertes médiatiquement, en est le plus récent exemple, menaçant la santé économique mondiale à hauteur de 0.5 points de croissance [1]. La teneur économique mondiale aboutissant logiquement à une recalibration simultanée de l’offre et de la demande de main d’œuvre dans un mécanisme de rétroaction, il est légitime de s’interroger sur les conséquences en cascade de l’avènement d’une crise sanitaire sur la gestion des ressources humaines de manière globale. Nous aborderons cette question sous trois aspects distincts : premièrement, les implications du principe de précaution au sens de la gestion des ressources humaines et les mutations des méthodes de travail impliquées. Puis, de manière plus quantitative cette fois ci, nous nous intéresserons à l’épreuve de la redéfinition du plan de gestion de l’emploi et des compétences souvent nécessaire pour adapter la main d’œuvre susmentionnée, avant de se pencher sur l’évolution des principes légaux régissant la gestion des employés considérés « à risque ».

 

Le principe de précaution, une philosophie à géométrie variable entraînant une révolution des méthodes de travail

Suite à une crise sanitaire, nombreuses sont les entreprises qui choisissent de prendre des mesures exceptionnelles d’organisation du lieu ou des méthodes de travail. Ces mesures sont une application d’un principe scientifique appelé le principe de précaution, théorisé à la fin du XXème siècle dans le contexte de la protection de l’environnement, mais applicable à tout une gamme d’évènements au degré de gravité et à l’issue incertaine nécessitant des décisions en amont, comme les mesures prises d’un point de vue de la gestion des ressources humaines dans le cas d’une épidémie.

Le principe de précaution peut se résumer ainsi : en cas de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effective visant à prévenir la continuité d’activité de l’entreprise.

Le philosophe Daniel Steel, dans son ouvrage Philosophy and the Precautionary Principle [2], propose un principe de précaution à trois variables d’ajustement : le niveau de connaissance scientifique de l’évènement, le degré de danger, et la précaution recommandée. Si les responsables des ressources humaines n’ont aucune mainmise sur les deux premiers leviers, elles ont en revanche une totale liberté de manœuvre concernant le niveau de précaution recommandée face à la crise et peuvent instaurer diverses mesures en ce sens.

On peut citer dans ces mesures l’encouragement du télétravail pour l’ensemble des salariés, afin d’éviter tout contact permettant la propagation de la maladie tout en maintenant un niveau raisonnable d’activité de l’entreprise ; l’annulation d’évènements et de congrégations physiques au profit de vidéoconférences ; mais aussi la réduction du nombre de réunions internes à l’entreprise pour diminuer le temps passé à plusieurs dans un lieu confiné.

Au-delà de la simple application de ces mesures, il est opportun de s’interroger sur la postérité qu’elles peuvent avoir au-delà de la période de crise sanitaire. La modification forcée de certains codes peut mettre en évidence les bénéfices de méthodes alternatives dans une société souvent en proie à une inertie comportementale. Le télétravail, malgré son utilisation de plus en plus fréquente au sein des organisations, reste relativement peu utilisé en France : en 2017, 25% des Français y avaient recours ponctuellement contre 43% des Américains [3]. Une crise sanitaire privilégiant la sédentarisation des collaborateurs chez eux peut faire prendre conscience de certains avantages de ce mode de travail auprès d’entreprises n’y ayant pas eu recours auparavant, ce qui concernerait environ 60% des entreprises françaises selon une étude menée par TransferWise. Pareillement, la baisse du nombre de déplacements professionnels est susceptible de mettre en évidence les économies temporelles et financières réalisables. De nombreuses grands groupes ont décrété une interdiction totale ou partielle de déplacement : L’Oréal, Nestlé, Philips, Total, Accor en font partie. La manière la plus criante de souligner ce recul des déplacements est d’étudier le manque à gagner pour les compagnies aériennes. L’IATA, l’Association Internationale du Transport Aérien, l’a chiffré à environ 30 milliards de dollars américains (27 milliards d’euros) [4]. Et quand on sait que le chiffre d’affaires lié aux déplacements professionnels sur une ligne aérienne commerciale peut atteindre 75% [5], il est facile de s’imaginer quelle est l’économie réalisée du côté des entreprises choisissant de clouer au sol leurs voyageurs.

Il s’agit maintenant avant tout de suivre au jour le jour l’évolution de la situation et de ne pas oublier les préceptes d’Aristote dans Ethique à Nicomaque, livre II : la raison ne saurait nous prescrire a priori ce que nous devons faire, ni indépendamment de son exercice, c’est-à-dire de la délibération et du choix qu’elle rend possible.

 

Réadaptation du plan prévisionnel (Strategic Workforce Planning) : une épreuve d’étanchéité aux crises

Toute entreprise confrontée à une crise sanitaire ayant un impact sur les ressources humaines se retrouvera contrainte de réadapter son plan de charge projet (Strategic Workforce Planning) aux besoins du moment. Au-delà donc des mesures de précaution humaine évoquées au paragraphe précédent, une vraie question de la limitation des dégâts sur l’EBIT de manière technique se pose.

Plusieurs pistes de réflexion peuvent et ont été engagées par les entreprises pour ce faire. La première idée est de considérer la crise sanitaire comme une période de creux d’activité. On peut donc avoir recours au mécanisme d’annualisation du temps de travail pour éviter d’une part le chômage technique des collaborateurs, mais aussi pour minorer de manière temporaire les charges liées au versement des salaires de manière inadéquate par rapport à l’activité dans le cas d’une indexation de la grille de salaire sur le travail effectué. Bien que soumise à certaines conditions, notamment le fait que cette mesure ne peut être utilisée sur un collaborateur isolé mais seulement sur une unité organisationnelle entière, cette option peut être utilisée dans les secteurs du tourisme ou de l’hôtellerie qui sont les plus durement touchés par une baisse de demande.

Il est aussi possible de jouer sur les prises de congés. On a vu, notamment chez les grands acteurs du transport aérien, l’incitation de la direction aux collaborateurs à prendre des congés sans solde, notamment chez Cathay Pacific, Emirates ou Lufthansa. Cette mesure radicale est basée sur la relation de confiance entre les collaborateurs et la direction, et son succès dépend directement de la solidité du pacte managérial [6] et de la culture d’entreprise. Elle est l’alternative la plus proche de l’annualisation du temps de travail évoquée plus haut dans le cas où la mesure doit se limiter à certains salariés d’un service par exemple. Une procédure plus consensuelle consisterait à proposer au salarié de prendre des congés déjà posés de manière anticipée, afin de couvrir la période de baisse d’activité ou de confinement, dans le cas où l’employé ne peut pas avoir recours au télétravail (métiers de service, par exemple).

La troisième piste consiste à altérer le plan de recrutement. Les entreprises peuvent choisir de geler les nouvelles embauches pour préserver les salariés déjà en poste et anticiper la baisse de demande ou d’activité qui va suivre sur un futur à moyen-terme. Non surprenamment, on peut citer comme tenants de cette pratique nombre d’acteurs du secteur aérien, comme TUI Group ou Easyjet.

Dans tous les cas, un plan de continuité d’activité (Business Continuity Plan), tenant compte des éléments passés, présents et futurs, doit être dessiné et ce dès les premiers signes de durée dans le temps de l’épidémie, en particulier pour les entreprises ne pouvant faire bénéficier leurs employés du télétravail. Dans la plupart des cas, les coupes budgétaires passeront nécessairement par le budget alloué aux fonctions support (gestion RH, paie, gestion de l’activité) dont les postes pourront être mutualisés au vu de l’activité plus faible. Cet exercice peut se révéler être un véritable test d’étanchéité économique et d’adaptation aux situations de crises pour les entreprises.

 

Une évolution des principes légaux sur la gestion des temps et activités

La troisième dimension de cette étude concerne le cadre légal régissant la gestion de l’activité en période de crises. En effet, la question porte non seulement sur les droits et les devoirs des employeurs et des employés dans le cadre actuel des choses, mais aussi des évolutions qui sont susceptibles d’intervenir en réponse aux besoins des entreprises en période en crise.

L’élection d’Emmanuel Macron et ses ordonnances du 22 septembre 2017 avaient notamment prévu cette possibilité et à ce titre ont favorisé le recours au télétravail : « En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ». Il est donc bien possible de faire évoluer légalement les dispositions liées à l’aménagement du poste de travail en dépit de l’inertie légale qui existe, notamment en France, sur l’ensemble des clauses du code du travail.

L’avancée la plus impressionnante liée à l’épidémie de Covid-19 est le décret paru au journal officiel ouvrant le droit à une indemnisation sans aucune prise en compte des cotisations ou des critères d’indemnisation, et ce sans les trois jours de carence classiques liés aux arrêts maladie. Le décret ayant été ratifié au 1er février 2020, une nouvelle preuve de l’évolution spontanée des mentalités et notamment de la légifération [7] de ces changements face à une crise sanitaire.

On pourrait maintenant aller plus loin et se demander quelles autres dispositions légales pourraient être prises pour faciliter la gestion RH par les employeurs et ainsi assurer la stabilité de leur entreprise tout en protégeant leurs collaborateurs. Mais des mesures favorisant la flexibilité des employeurs dans ces périodes troubles, sans garantir la rémunération des employés, se heurteraient quasi-systématiquement à une opposition politique et sociale majeure. L’Etat pourrait aussi décider de soutenir les secteurs en souffrance en défiscalisant le chiffre d’affaires produit pendant la période critique, ou en allégeant les charges patronales sur certaines fonctions vitales de l’entreprise (dont les fonctions support).

Conclusion

Un évènement tel qu’une crise sanitaire peut définitivement rebattre les cartes au sein de l’entreprise, du grand groupe à la PME. Il est évident que certains secteurs, notamment dans le tourisme et le transport de masse, seront en souffrance plus que d’autres ; les paragraphes précédents ont évoqué nombre de leviers disponibles à tous types d’entreprises pour faire face à la crise, facilité par l’évolution rapide du cadre légal.

Et si demain on assistait à une évolution incontrôlée et démesurée donnant lieu à un confinement plus global de la population ? Malheureusement, les solutions palliatives ont leurs limites et un ralentissement global de l’économie résulte mécaniquement en une réduction du besoin de main d’œuvre. A faible dose, les crises ont leur part de positif, comme de montrer qu’une prise de conscience spontanée se traduisant en actes gouvernementaux forts est possible. Ce qui ne tue pas rend plus fort ; un arrêt total de l’activité finirait par contre d’achever nombre de structures dans certains secteurs, au même titre que les fortes réductions d’activité liées à la grève nationale interprofessionnelle de l’hiver 2019 ayant généré un manque à gagner de 730 millions d’euros dans le secteur de l’hôtellerie-restauration [8].

[1] https://www.challenges.fr/economie/coronavirus-la-croissance-mondiale-pour-2020-revue-en-forte-baisse-par-l-ocde_701205?utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1583147890

[2] https://laviedesidees.fr/Le-principe-de-precaution-est-il-bien-raisonnable.html

[3] https://news.gallup.com/businessjournal/206033/america-coming-workplace-home-alone.aspx?utm_source=link_wwwv9&utm_campaign=item_236222&utm_medium=copy

[4] https://www.forbes.com/sites/marisagarcia/2020/02/21/iata-forecasts-potential-lost-revenue-of-293-billion-from-covid-19-but-thats-not-the-whole-story/#592c16c71464

[5] https://www.investopedia.com/ask/answers/041315/how-much-revenue-airline-industry-comes-business-travelers-compared-leisure-travelers.asp

[6] https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2015/06/7373-le-management-la-francaise-serait-il-depasse/

[7] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041513432&categorieLien=id

[8] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/l-impact-economique-des-greves-est-grandement-sous-estime-20200110